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Guyane française : Un membre de l’équipe de 76crimes menacé de mort à Saint-Laurent-du-Maroni -interview-

Pour 76crimes, Bruno AGAR interviewe notre contributeur Moïse MANOEL suite à plusieurs violentes agressions dont il a été victime en Guyane française ces dernières semaines.

La Guyane française est située en Amazonie et est recouverte à près de 95 % par la forêt équatoriale.


Bruno Agar – Voudrais-tu nous dire, pour commencer Moïse, comment tu as découvert 76crimes et pourquoi tu as décidé de t’impliquer dans le travail de l’équipe ?

Moïse MANOEL vit entre Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane française et Paramaribo au Suriname. Rattaché à l’Université des Antilles, il termine son doctorat de sociologie sur les homophobies et les néocolonialismes sur le Plateau des Guyanes.


Moïse Manoel – C’est lors d’un voyage en Océanie que j’ai rencontré le président d’une association LGBT, J.C. ILAMA, qui m’a parlé de 76crimes. En tant que personne résidant en Guyane, un territoire très peu connu, j’ai trouvé intéressant que de pouvoir apporter mon témoignage ou de co-produire des articles, d’accès libre à disposition du public.


De façon plus fondamentale, je tenais à réagir face au déni d’humanité qui nous est souvent manifesté, et aux souffrances engendrées. Le fait de politiser le combat LGBT, de le mettre sur la place publique, aide à sortir de la marginalité dans laquelle certains essaient de nous enfermer. C’est aussi un moyen de provoquer des convergences d’intérêt et des alliances. Nous devons nous montrer.


En tant que personne LGBT noire ayant grandi en Guadeloupe, il m’a semblé nécessaire de porter la parole des personnes LGBT noires de ces territoires. Le fait d’être noir et LGBT me fait appartenir à deux groupes dont l’intersectionnalité rend la parole d’autant plus nécessaire. [Le concept d’intersectionnalité décrit le fait de faire partie de plusieurs groupes sociaux en même temps, ici, le fait d’être marginalisé en tant que noir et en tant qu’homosexuel. NDR]


B. A. – Comment est la situation générale en Guyane ?

La Guyane française est un territoire non-décolonisé d’Amérique du Sud, situé entre le Brésil et le Suriname


M. M. – Avant la pandémie actuelle de coronavirus, la Guyane était déjà un territoire de l’urgence sociale. Plus de la moitié de la population vit autour ou au-dessous du seuil de pauvreté. Les inégalités sont très fortes entre groupes sociaux et groupes raciaux. En tant que territoire douanier européen situé en Amérique du Sud, la Guyane est un territoire économiquement isolé, et la situation sanitaire a encore fragilisé davantage la situation de beaucoup de personnes qui vivent dans les quartiers difficiles et les bidonvilles en les empêchant de travailler même dans le secteur informel. Ces populations ont été touchées de plein fouet par les conséquences économiques de la crise sanitaire.


Une autre caractéristique de la Guyane tient à la porosité de ses frontières et à l’importance des flux migratoires qui convergent vers ce territoire. En effet, la Guyane, en restant sous parapluie français, n’a jamais eu à subir le poids des ajustements économiques connus par les autres pays de la région en termes d’endettement, de crise financière ou de stabilité monétaire. C’est cette stabilité qui conduit les migrants à venir en Guyane pour assurer un avenir à leurs enfants.


B. A. – Je te remercie pour ces précisions qui aideront nos lecteurs à comprendre le contexte de ta situation. Qu’est-ce qui favorise la délinquance et l’homophobie en Guyane, selon toi ?

Source :@milevjeryleron Les bidonvilles sont emblématiques des quartiers d’habitats spontanés des migrants en situation irrégulière en Guyane française. Ces quartiers sont les symptômes des inégalités qui traversent la société guyanaise.

M. M. – Les valeurs républicaines d’égalité sont mises en avant en Guyane par les officiels et les autorités, mais néanmoins entre l’idéal et la réalité le fossé est important, même si l’égalité en termes de droit sociaux est garantie. En outre, les valeurs de la république ne se substituent pas aux cultures locales et il existe parfois un décalage très important entre les valeurs culturelles locales et le cadre républicain hexagonal. Le cadre institutionnel français souffre d’une carence au niveau des services publics qui sont sous-dotés et pour pouvoir administrer la Guyane dans ces conditions, les autorités ferment souvent les yeux sur des entorses à la loi qui ne seraient pas admises ailleurs sur le territoire national, mais qu’on tolère ici : clientélisme, passe-droits, travail dissimulé, constructions non-déclarées… Il résulte de tout ceci un véritable manque de légitimité quant à la présence française sur ce territoire et la délinquance locale s’enkyste dans des institutions sclérosées.


Cette situation sécuritaire dégradée se confond avec un contexte d’animosité raciale où la population locale ne trouve pas toujours d’emplois en raison du verrou scolaire alors que nombre d’emplois sont créés au profit de personnes extérieures au territoire qui viennent un temps toucher leurs primes en Guyane, avant de repartir, alors que les services publics à disposition de la population restent défaillants. Les inégalités raciales, la négrophobie, le racisme structurel, le néocolonialisme, ainsi que le rejet des métropolitains par ricochet qui en est le corollaire, sont la toile de fond de la délinquance dans l’ouest guyanais.


Je parle de verrou scolaire concernant l’accès aux diplômes car la délinquance n’est pas un état de nature et on ne peut analyser la délinquance ici à Saint-Laurent du Maroni, sans prendre en compte le fait que le système scolaire francophone unilingue met en échec la population locale majoritaire qui est nenguéphone. Je ne parlerai même pas du contenu de certains enseignements qui sont aliénants, selon moi.


B. A. – Peux-tu nous parler des agressions homophobes dont tu as été récemment l’objet ?

Source :@isacountryquilt
C’est dans le quartier de la Charbonnière que les agressions ont eu lieu.


M. M. – L’individu incriminé, que nous appellerons James Williams, est un élève de quinze ans scolarisé en 3ème dans un collège de Saint-Laurent du Maroni. Il a été mon élève il y a deux ans. Il était très agité, sans que cela ne dégénère en situation conflictuelle.


Le lundi 22 février, en quittant mon auto-école à vélo, je regagnais mon domicile lorsque mon agresseur présent au milieu de la chaussée avec une machette m’a intimidé en refusant de me laisser le passage. Après que j’ai essayé de le raisonner, James Williams brandit son arme en me courant après, alors que je faisais demi-tour pour fuir.


Le samedi 27 février, toujours dans le même quartier populaire de Saint-Laurent du Maroni, dans un point de vente informel de nourriture, James Williams m’a de nouveau adressé des menaces de mort.

Depuis, je me suis efforcé d’éviter son quartier assez souvent, et par chance, je ne le revoyais pas. J’ai cru ainsi pouvoir avoir droit à un retour à une vie presque normale.


Cependant, j’ai subi le 06 avril 2021, ce qu’il convient d’appeler une tentative de meurtre.


J’ai quitté mon domicile vers 20h50. Voulant éviter de passer devant le logement de James Williams, je me suis engouffré dans une ruelle de son quartier où finalement, je suis tombé nez à nez avec lui et deux autres larrons de son âge qui étaient déjà présents lors des méfaits précédents.


A partir de là, j’ai été l’objet d’intimidations, la circulation m’étant interdite. J’ai dû à de nombreuses reprises faire demi-tour. Menacé, j’ai pris à témoin la population et les riverains face à ces comportements inqualifiables. Des habitants ont rabroué mes agresseurs, sans succès. Cherchant à fuir à nouveau, j’ai été traqué puis bloqué au milieu de la chaussée, un peu plus loin. Un habitant que j’ai appelé à l’aide m’a rit au nez et a éructé que je « fais le makoumè », ce qui signifie que je suis un « pédé ». L’épilogue de cette agression a été ma fuite à vélo vers la ruelle où le voisinage m’était venu en aide, un peu plus tôt.

Tandis que les amis de James Williams m’ont laissé partir, ce dernier a quitté la selle du vélo de son camarade pour me courir après en menaçant de « me planter avec un couteau ». Ne sachant que croire, je me suis néanmoins retourné dans l’obscurité de cette ruelle mal éclairée où il m’a semblé quand même nettement distinguer une arme blanche – un coûteau de cuisine – dans la main de James Williams.


Dans un ultime réflexe, je me suis finalement engouffré à vélo dans le jardin d’un voisin qui discutait là en compagnie de deux autres amis. Je leur ai tout de suite expliqué la situation qui les a autant sidérés que consternés.
Nous verrons quelles conséquences auront mes dépôts de plainte.


B. A. – J’espère que la situation va se calmer et que ce jeune homme va prendre conscience de ce qu’il a fait. Il devrait plutôt penser à construire son avenir ! Que fait-il à présent ?


M. M. – Bien que scolarisé, je doute qu’il soit très assidu. Beaucoup de métiers lui seront interdits tant qu’il n’adoptera pas les codes de l’employabilité, tout simplement. Après, à côté de l’économie formelle, l’économie grise est très développée à Saint-Laurent-du-Maroni.


B. A. – Qu’est-ce que tu souhaiterais que ce témoignage apporte aux lecteurs de la communauté sur 76crimes ?


M. M. – J’aimerais dire aux lecteurs que les personnes LGBTQI+ sont l’objet d’homophobie parfois en Guyane et non fréquemment, fort heureusement, même s’il y a encore trop d’agressions.

Par contre certaines associations sont davantage focalisées sur l’homophobie comprise comme une composante de l’expression religieuse, plutôt que d’analyser également un contexte politique néocolonial et inégalitaire comme étant propice à l’expression d’une délinquance, dont l’homophobie fait partie, puisque l’homophobie est repréhensible en Guyane française. On ne pourra pas faire reculer les discriminations, sans se battre pour un changement de société et en faveur d’un monde qui soit moins inégalitaire. Ce n’est que lorsque les inégalités seront réduites et que l’on fera reculer le racisme ainsi que les discriminations fondées sur le genre, que l’on parviendra à faire reculer durablement l’homophobie. En ce sens, il est vain que de penser que l’homophobie reculera dans des sociétés inégalitaires, où la construction des inégalités se fait au détriment des personnes natives et locales, qui plus est.

En Guyane française et surtout dans l’ouest du territoire, je pense que l’on aboutira a des résultats très minces en termes de recul des discriminations de manière générale, tant que l’on cherchera à ménager un ordre politique qui n’émancipe pas la population, tant au niveau infrastructurel, qu’au niveau de la formation de la jeunesse. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’agit d’un ordre néocolonial, car il s’agit d’un ordre politique et social qui vise à conserver un territoire, sans se soucier du développement humain des populations locales qui ne sont pas d’ascendance européenne et qui sont véritablement traitées de facto en citoyens de seconde zone de la République.

Paradoxalement, la focale n’est jamais mise en exergue là-dessus par certaines organisations LGBTI de Guyane, alors qu’il s’agit d’une critique de la République qui dénonce des inégalités de traitement béantes qui constituent un frein au changement des mentalités. Pourtant, les communautés LGBTI savent à quel point les environnements politiques comptent, mais toutefois, certains individus choisissent d’y demeurer indifférents, par soutien à certains conservatismes politiques et sociaux ou par défense de privilèges de classe et de race.

Ainsi, l’on constate que la liberté d’information conférée par le réseau 76crimes permet d’opter pour une liberté de ton qui n’est pas toujours très bien acceptée ni très bien admise au sein de nos groupes. Et même chez nous, dans les Outre-mer de la France, l’on observe que les mentalités ne sont pas toujours très démocratiques, en termes d’acceptation de la pluralité des analyses quant à la persistance des homophobies dans nos sociétés.

Enfin, à titre personnel, le message que j’aimerais que les gens retiennent est qu’il me semble illusoire que de vouloir dissocier la question de la lutte contre l’homophobie, des autres questions sociales, raciales et néocoloniales ou de genre, aussi taboues et explosives soient-elles en Guyane. On ne peut décemment vouloir corriger des désavantages, en luttant contre certaines formes de stigmatisation, sans s’attaquer aux privilèges qui fondent l’ensemble des inégalités.


B. A. – Merci beaucoup, Moïse, pour ton témoignage. J’espère que cette situation conflictuelle sera rapidement apaisée. Je souhaite remercier avec toi le réseau 76crimes d’apporter au public qui nous accompagne des éclairages divers issus de plusieurs régions du monde, et toujours avec une grande rigueur dans la démarche journalistique.

Article de Bruno Agar, membre du African Human Rights Media Network, docteur civilisationniste de l’université Paris-Saclay au Centre Universitaire de Mayotte. Bruno s’intéresse aux problématiques médiatiques contemporaines, en particulier dans le contexte africain.

12 réflexions sur “Guyane française : Un membre de l’équipe de 76crimes menacé de mort à Saint-Laurent-du-Maroni -interview-

  1. Moïse MANOEL, je suis vraiment désolé pour tout ce qui t’est arrivé. J’espère bien que tes plaintes déposées près des autorités compétentes seront traités avec rigueur et que tout rentrera très vite dans l’ordre. Surtout prends grand soin de toi.
    Bisous

    De la part de l’association UNION SACRÉE

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