Yaisah Val, tient à réagir à la suite de la récente sortie de Dominique Rebel Saint-Vil. Femme transgenre, activiste et fondatrice d’ACIFVH*, elle réfute la notion de patriarcat** chez les femmes trans. Avec caractère et énormément de bagou, de façon didactique, elle s’explique dans les colonnes de 76crimes.

Yaisah Val : « Entendre parler de patriarcat de femmes transgenres me dérange beaucoup, ça me fait penser aux arguments qu’opposent certaines féministes radicales aux femmes trans, lorsque ces dernières investissent des espaces jadis réservés aux femmes cisgenres, tels que le sport. Ce n’est peut-être pas le meilleur exemple, mais c’est celui qui me vient en tête. Mais mon propos ici ne portera pas sur le monde sportif.
Pour en revenir à l’exemple de Dominique, quand il est question de femmes transgenres qui opposent à des hommes trans qu’ils ne sont pas suffisamment masculins, pour moi cela revêt davantage de l’auto-transphobie que du patriarcat. Et ce n’est pas parce que l’on intériorise une domination que l’on a du pouvoir. En ce sens, pour moi l’auto-transphobie et le patriarcat sont deux choses totalement différentes.
Pour appuyer mon discours, je peux déjà dire qu’on observe aussi l’inverse chez des hommes transgenres qui dénigrent la féminité des femmes trans en les comparant aux femmes cisgenres. Il ne faut pas faire des généralités, mais cela existe aussi.
Puis ensuite, ce phénomène de « self-hatred » ou d’auto-dénigrement à l’intérieur des groupes dominés s’observe aussi chez les femmes ou l’on parle de misogynie intériorisée. En tant que femme, je suis bien placée pour voir que trop souvent, les femmes s’attaquent les unes les autres sur leur physique en devenant très destructrices pour elles-mêmes, collectivement.
Pour moi, tout ceci sont des symptômes du patriarcat, mais cela ne peut être considéré directement comme du patriarcat. C’est parce que le patriarcat est intériorisé par chacun de nous dans l’enfance qu’on en vient à dénigrer celui ou celle dont le physique sort des standards et des canons de la beauté.
Ainsi on dénigre la femme qui n’est pas suffisamment sexy ou féminine pour pouvoir plaire aux hommes, ou bien l’on dénigre l’homme dont le physique ne correspond pas à l’archétype de la virilité. Dans les communautés trans, il y a une véritable obsession du passing.
Souvent, l’on veut ressembler à une femme blanche cisgenre et mince et se faisant, l’on intériorise aussi le colorisme, ainsi que la grossophobie. Parfois dans la rue, l’on refuse de marcher à côté d’une personne trans dont on suspecte qu’elle est trop visible, car sinon l’on a peur que les gens pensent également que l’on soit une personne trans, bien que ce soit évidemment le cas et que cela semble complètement absurde.
Peut-être plus encore que pour les femmes cisgenres, pour les femmes trans, la féminité se doit d’être quelque chose que l’on doit toujours défendre, face aux moqueries et aux sarcasmes.
C’est un travail sur soi à opérer au jour le jour pour pouvoir se départir de tout cela, néanmoins, à des degrés divers, l’on est tous affectés en tant que groupes dominés par une misogynie intériorisée, une homophobie intériorisée ou une transphobie intériorisée.
Par exemple, je suis grand-mère, j’ai un petit fils, mais spontanément, pour rien au monde je ne souhaiterais qu’il devienne trans plus tard. D’ailleurs, à cet effet, ce sont souvent mes enfants qui me reprennent et qui me disent pour eux, que cela ne changerait rien, en revanche.
En définitive, pour moi le patriarcat renvoie à un système de valeurs et surtout à des privilèges, auxquels l’on n’a pas accès quand l’on est une femme trans noire, dans un pays comme Haïti. Dans l’espace public, le harcèlement de rue qu’elles subissent sur place, à l’instar des femmes cisgenres, en est la preuve chaque jour ».

76crimes : « Vouloir se départir de stéréotypes de genre normatifs n’est-il pas en contradiction, avec le fait que vous soyez une femme chrétienne protestante adventiste ? »
Yaisah Val : « Qu’on le veuille ou non, on ne peut pas se défaire entièrement de l’éducation que l’on a reçu, ni faire fi du milieu social dans lequel l’on a évolué. On n’est pas le produit d’une individualité et l’on ne peut pas toujours faire le tri dans l’héritage culturel et social que l’on a reçu. C’est ce qui fait la complexité de notre construction sociale.
Je suis une femme trans conservatrice au niveau social et vestimentaire et pour moi, cela n’est pas contradictoire. Par exemple, je ne fume pas, je ne bois pas, j’abhorre les tatouages et je ne me drogue pas non plus. Je dois aussi dire que mon vestiaire est somme toute classique. Je ne porte pas de tenue flashy et j’ai en horreur les marches où les gens paradent dans des tenues bariolées.
Aussi, j’ai grandi en tant que fille de migrants issus de la classe moyenne aux Etats-Unis et ma famille a toujours voulu que mon comportement soit exemplaire. Des fois, on me reproche de ne pas être une femme noire ayant un parler américain vernaculaire ou un accent des « ghettos », mais moi je ne veux absolument pas être associée à cela.
Dans le milieu de la bourgeoisie créole haïtienne dont je suis issue, ma grand-mère disait : « il faut mettre du lait dans ton café ».
Après l’âge et l’expérience aidant, je suis quand même capable de prendre un peu de recul sur tout ça ».
* Action communautaire pour l’intégration des femmes vulnérables en Haïti
**patriarcat : relations sociales fondées sur l’autorité implicite des mâles
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