Amériques

Frontière haïtiano-dominicaine : des expériences de discriminations croisées pour des migrants LGBT+ sur le qui-vive

Ballotés d’une rive à l’autre de la Rivière Massacre qui sépare Haïti de la République Dominicaine, rejetés tantôt par les uns et par les autres au gré de l’homophobie et du racisme, des haïtiens appartenant à la communauté LGBT+ se cherchent un destin, entre quête de dignité et d’opportunités économiques, dans la région de Ouanaminthe /Dajabon, au nord de l’île de Saint-Domingue.

Pour 76crimes, les équipes de l’organisation Héritage pour la Protection des Droits Humains, pilotées par Merlin Jean vont nous décortiquer la situation sur place.

Des jeunes personnes non-binaires et trans, expulsées de la République Dominicaine et accueillis dans les locaux de l’association Héritage pour la Protection des Droits Humains (HPDH) sise à Ouanaminthe (Photo de @merlinjean).

2025 : anus horribilis

Merlin Jean (directeur) : « Il y a des expulsions précipitées de personnes expulsées de la République Dominicaine qui laissent tout ce qu’elles y ont construit depuis 20 ou 30 ans. Certaines y avaient déjà fondé une famille et bien souvent les hommes haïtiens reconduits à la frontière laissent femmes et enfants derrière eux.

Personne est épargné, pas même les femmes enceintes ou celles venant d’accouchées qui sont chassés des hôpitaux manu militari, sans suivi postnatal. Les enfants mineurs font partie des convois collectifs qui chaque jour sont ramenés du côté haïtien de la frontière, tandis que jour après jour, pierre après pierre, le gigantesque mur voulu par le président dominicain prend forme, afin de colmater toute porosité entre les sociétés des 2 pays qui se partagent l’île de Saint-Domingue.

C’est une crise humanitaire silencieuse. Les personnes trans haïtiennes détenues dans des cellules non-mixtes par les autorités dominicaines sont particulièrement vulnérables, tout comme les personnes vivant avec le VIH qui ne disposent pas de solutions de continuité de soins pour les antirétroviraux, dans les centres de rétention du pays voisin.

Pour les personnes débarquées malgré elles à Ouanaminthe, le seul point d’entrée de la frontière haitiano-dominicaine ouvert, les besoins sont immenses, d’autant plus qu’elles ne sont pas nécessairement originaires du nord d’Haïti, bien souvent.

Ainsi parmi les gens que l’on voit arriver, il y en a qui sont originaires de Jacmel ou de Miragoâne et qui n’ont pas de proches sur place. Outre le besoin de nourriture, ces personnes ont besoin d’hébergement sur place avant de pouvoir regagner éventuellement d’autres départements haïtiens où elles ont des attaches, ce qui implique des ressources financières qui viennent à manquer à ces déplacés.

Malmenés par les forces de sécurité dominicaines, ces personnes n’ont la plupart du temps plus de documents d’identité, puisque les policiers dominicains jettent leurs effets.

Aussi à leur arrivée dans nos locaux, nous identifions si ces déplacés ont un besoin de soutien psychologique. Or, c’est presque toujours le cas, car nous recevons des personnes blessés, rudoyés lors de leur interpellation, alors qu’elles cherchaient à éviter une arrestation dont elles n’ont pu empêcher la brutalité sur fond de racisme ambiant et de xénophobie en Dominicanie.

De toute façon vivre en Haïti représente un autre défi sécuritaire pour les expulsés en provenance du pays voisin, en raison des défaillances sécuritaires de l’Etat et de la présence de gangs armés.

De manière générale, nous déplorons qu’il n’y ait pas de politique nationale d’accueil et de réinsertion économique des personnes rapatriées de force, car souvent ces travailleurs en République Dominicaine avaient un rôle déterminant dans les campagnes haïtiennes, en envoyant un peu d’argent auprès de leur parentèle âgée.

Dans ces circonstances, notre association est en première ligne face à la crise et nous devons composer avec des moyens limités, notamment en ce qui concerne les capacités d’hébergement, au sein du centre d’hébergement Charlot Jeudy » (NDLR : nom du militant portoprincien assassiné en novembre 2019).

Mildred Semerant (travailleuse sociale) : « Entre octobre 2024 et début avril 2025, notre organisation a connu une activité soutenue avec près de 1392 déplacés pris en charge, dont 369 s’auto-identifient comme des personnes LGBT+ ».

Faire vivre un espace d’inclusion dans un espace de transit

76crimes : « Concrètement qu’en est-il de la prise en charge des déplacés et de la cohabitation et de la coexistence entre personnes de différentes orientations sexuelles et de différentes identités de genre ? Comment faites-vous ? »

Orphée (pseudonyme utilisé pour un bénévole) : « Situés dans la ville frontalière de Ouanaminthe, nous recevons principalement des hommes majeurs ne vivant pas en couple au sein de la structure d’hébergement qu’est le Centre Charlot Jeudy.

Aussi, nous informons en amont les déplacés de ne pas discriminer les personnes trans ou gays à l’entrée de nos locaux. Parfois, il faut rappeler le cadre quand c’est nécessaire et pour le bien-être de tous, car nous nous devons d’offrir un espace de soin et de bien-être aux personnes que nous accueillons, notamment les personnes transgenres.

Généralement, après la première nuitée, les choses rentrent dans l’ordre et les réticences initiales des rapatriés se dissipent. Néanmoins ici ou là en ville, des gens colportent des balivernes, pour dissuader certains de trouver repos dans notre hébergement, alléguant de rumeurs insanes de viols entre personnes de même sexe.

Les personnes faisant juste un transit par Ouanaminthe reste en moyenne 1 à 2 nuits chez nous, tandis que pour les autres dans la mesure de nos capacités, nous offrons une possibilité de séjour de 45 jours renouvelables une seule fois.

Pour l’hygiène, les déplacés se voient remettre un kit grâce au soutien de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM), tandis que nous essayons d’offrir ponctuellement des plats chauds aux bénéficiaires de notre centre. Enfin pour les dépistages ou pour les examens sérologiques des personnes vivant avec le VIH, on réfère nos usagers aux centres de santé les plus proches. Les récentes baisses des crédits américains font sentir durement leurs effets, mais la Fondation pour la Santé Reproductrice et l’Education Familiale (FOSREF) est présente sur le terrain pour en atténuer les effets avec le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).

Pour les personnes ne pouvant ni retourner à Port-au-Prince qui est contrôlée par les gangs, ni retourner en Dominicanie, nous sommes sur un espace, un territoire de l’attente » (NDLR : depuis le 08 octobre 2025, Héritage pour la Protection des Droits Humains a cessé cette mission d’hébergement).

Le Centre Charlot Jeudy ne désemplit pas. Les personnes accueillis sont des hommes (Photo de @merlinjean).

La situation spécifique des personnes LGBT+ rapatriées en Haïti

76crimes : « Est-ce que vous tenez compte des spécificités des publics LGBT+ dans la prise en charge opérée par vos services ? »

Jesula Blanc (avocate vivant au Canada) : « Les personnes rapatriées de force et appartenant à la communauté LGBT+ font face à un fort rejet de retour en Haïti.

La stigmatisation et l’insécurité freinent le processus de relocalisation des personnes trans et non-binaires LGB. Ce sont des difficultés réelles qui viennent s’ajouter au manque criant de soutien familial, dans un pays où les ressources économiques sont faibles.

On a affaire à des publics qui en même temps ont besoin de se reconstruire une identité, tout en se réadaptant à la réalité haïtienne. L’accompagnement psychologique s’avère indispensable ».

Mildred Semerant (travailleuse sociale) : « Pour abonder avec le propos précédent, depuis 2022, l’on a enregistré plus de 200 personnes victimes de violences basées sur le genre. C’est la raison qui nous amène à ne pas dévoiler le dispositif dans l’espace public. Et l’on n’affiche pas au grand jour que l’on est un espace de refuge pour les personnes LGBT+ en détresse.

Cependant, quand les déplacés viennent à nous, au moment de l’enregistrement, on veille à demander spécifiquement l’identité de genre des personnes que l’on suit ».

Jesula Blanc (avocate vivant au Canada) : « Il reste à developper davantage l’aide humanitaire d’urgence pour les personnes LGBT+, car le besoin d’hébergement pérenne et sécure est particulièrement criant parmi ce public d’usagers de notre structure.

Aussi, il faudrait renforcer l’offre existante de soins en santé sexuelle à destination des hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes (HARSAH), des personnes trans et des personnes vivant avec le VIH.

Merlin Jean (directeur) : « Ouanaminthe jouxte le marché international de Dajabon côté dominicain qui emploie une main d’oeuvre haïtienne pas chère et laborieuse. Mais pour y travailler, encore faut-il être en possession d’une carte d’identité, document que n’ont plus la plupart des personnes à qui nous venons en aide.

Compte tenu de la saturation du marché de l’emploi, le développement du micro-crédit à l’endroit du public LGBT+ pourrait créer un levier pour démarrer des activités génératrices de petits revenus, afin que personne ne reste de côté. Par la même occasion, cela pourrait permettre de renforcer l’estime de soi auprès des bénéficiaires de ce type de dispositif ».

Les travailleurs sociaux cherchent à identifier les besoins des déplacés (Photo de @merlinjean).

Des leviers d’action sociale et de rapprochement entre les 2 pays

76crimes : « Comment voyez-vous le futur entre Haïti et la République Dominicaine, au niveau des sociétés ? »

Orphée (pseudonyme utilisé pour un bénévole) : « On est sur la même île. Ces 2 nations, Haïti et la Dominicanie sont appelés à coexister pour la vie ».

Merlin Jean (directeur): « Il faut renforcer le dialogue entre nos 2 sociétés via les réseaux numériques, étant donné l’existence du mur désormais entre les 2 pays.

Il faut essayer d’organiser la gestion des flux migratoires en amont, car les haïtiens continuent d’essayer de venir en République Dominicaine, car ils n’ont pas le choix.

En tant que directeur d’une ONG en première ligne dans cette crise, je pense qu’il faudrait mettre en place un programme national de réintégration des expulsés, tout en mettant les personnes déplacées au centre du processus, afin de réussir à les réinsérer en Haïti.

Evidemment, cela passe aussi par le soutien auprès des associations en première ligne pour recevoir les publics en difficulté ».

2 réflexions sur “Frontière haïtiano-dominicaine : des expériences de discriminations croisées pour des migrants LGBT+ sur le qui-vive

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