Amériques

Haïti : les racines vaudoues du projet d’ingénierie sociale « Sans visage » en faveur des communautés LGBT+

Alors qu’Haïti connaît de l’instabilité politique avec une nouvelle mission internationale qui devrait voir le jour d’ici peu pour ramener la paix civile et sociale dans la capitale Port-au-Prince, les initiatives endogènes et locales ne manquent pas pour essayer de sortir les populations vulnérables de l’ornière, notamment celles qui n’ont pas pu émigrer et parmi elles, les personnes LGBT+. Pour 76crimes, nous sommes allés à la rencontre de Carelle, une psychothérapeute et de Garal, un psychologue qui vont nous parler du programme d’appui aux minorités sexuelles et de genre, « Sans visage », qu’ils ont eux-mêmes bâti. Un projet d’innovation sociale en santé qui puise ses racines dans la riche histoire culturelle de l’île avec le vaudou, tandis que l’islam prend (reprend) en parallèle son essor aux 4 coins d’Haïti. Une situation loin de laisser indifférents nos deux interlocuteurs.

(@Carelle&Garal)

76crimes : En quoi le vaudou explique votre projection dans l’action sociale en tant que psychologues haïtiens et pourquoi vous intéressez-vous aux publics vulnérables dont les personnes LGBT+ ?

Carelle : « Si je suis une psychothérapeute haïtienne, engagée dans l’action sociale, je le dois d’abord et avant tout à la culture vaudou native de mon pays.

En réalité, j’ai grandi dans une famille chrétienne, mais bien que dévouée en tant que jeune fille dans la chorale de l’église et très pieuse, je trouvais cette religion exclusive et je n’avais plus ni foi ni volonté de m’investir au service de ma communauté, avant d’embrasser la culture vaudoue, durant mes études de psychologie.

Pour l’heure, je n’ai pas terminé mon initiation dans le vaudou, mais dans la religion chrétienne, je trouve qu’il y a une violence qui est intrinsèque. Elle s’exprime dans le rejet du « païen », le rejet des minorités sexuelles et de genre, la marginalisation des femmes, alors que le vaudou embrasse toute forme de vie ».

Carelle est une adepte néo-vaudouisante (@Carelle&Garal)

Aussi dans le vaudou, on trouve une organisation du culte où l’on est tous des serviteurs dédiés et dévoués à la communauté et j’y trouve une chaleur humaine totalement propice à ma kinésie cérébrale ».

Garal : « Mon rapport avec le vaudou est d’abord fortuit et c’est le fruit d’une rencontre entre la tante d’un camarade de classe et moi-même, alors que je jouais avec mon ami à la sortie des cours après le collège en me rendant chez elle. Cette dame avait des attaches avec le « Lakou Souvnans » qui est un des 3 grands temples sacrés perpétuant la tradition vaudoue en Haïti. Venant moi-même d’une famille chrétienne et un peu intrigué par les rites ancestraux de mon pays, j’ai commencé à lui poser quelques questions.

Ensuite, c’est ma curiosité qui m’a amenée à approfondir ma connaissance du monde des vivants qui nous entoure, telle que la botanique, car le vaudou invite à protéger et à préserver la ressource nourricière grâce à laquelle nous sommes en vie. En ce sens, le vaudou est une relation entre nous et le reste du vivant qui doit reposer sur un équilibre qui ne doit pas être rompu, si l’on souhaite que les grands cycles écologiques qui permettent la vie, perdurent. Dans le vaudou, on va jusqu’à considérer les arbres comme son prochain.

En parallèle au sein de l’église, j’ai fait la connaissance pendant mon adolescence avec un jeune homosexuel qui était membre de ma chorale et j’ai tôt fait d’observer que pour lui, il y avait un équilibre assez difficile à maintenir, entre son orientation sexuelle et sa présence dans l’église, chose qui n’existe pas dans le vaudou où l’on trouve des loas (divinité du culte vaudou) homosexuels.

Vivant entre 2 cultures aux valeurs diamétralement opposées, je me suis tourné vers la psychologie à l’université où j’ai voulu que d’autres jeunes en questionnement puissent se retrouver au sein de groupes de réflexion, tels que « Haïti et ses jeunes » et « La place ». Ce dernier était davantage orienté autour des questions de cohabitation entre hétéro et homosexuels et nous avions un local.

Garal lors de la journée de Gédé* un 1er novembre à Port-au-Prince (@Garal)

Aujourd’hui, dans le prolongement des cercles de parole que nous avons mis en place pendant nos études, Carelle et moi lançons un programme qui vise à promouvoir la tolérance et l’inclusion en Haïti, notamment à l’endroit des communautés LGBT+ – mais pas uniquement – à travers l’initiative « Sans visage » ».

Carelle : « Le but est de promouvoir l’estime de soi, l’acceptation de soi et l’acceptation de l’autre autour de la disance et de la dicibilité sur les vécus de discrimination qui un tant soit peu peuvent toucher tout le monde, ce qui est une première étape pour que tout le monde se sente concerné, quel que soit son identité de genre ou son expression de genre, voire son orientation sexuelle.

On appelle cette initiative « Sans visage », car l’on pense que l’expression de la parole n’est possible que dans une forme d’anonymat, à l’aide d’une cagoule que l’on revêt pour pouvoir entièrement cacher son visage. La finalité étant que les gens l’enlèvent progressivement à mesure qu’ils se sentent aptes à se relier à autrui, en tenant compte des récits des divers parcours de vie.

Le principal challenge pour commencer est toujours de pouvoir trouver un lieu sécurisé où se réunir par les temps qui courent en Haïti, néanmoins cela demeure possible et c’est pour cela que nous sommes dans le grand nord du pays, présentement à Fort-Liberté, à quelques kilomètres de la frontière avec la république dominicaine.

Enfin, plus largement dans notre pays, Garal et moi observons un déficit de prise en compte de la culture des haïtiens dans les prises en charge psychologiques, car parfois les praticiens haïtiens eux-mêmes ont un déficit de connaissance du vaudou qu’ils réduisent à quelques clichés. Et notre formation initiale ne pallie pas non plus cela.

Dans ce contexte, nous voulons développer une expertise en ethno-psychologie endogène en Haïti, tout en constatant sur les questions de santé publique que les consultations psychologiques restent encore le parent pauvre de l’offre de santé, contrairement aux services de prise en charge des malades du VIH/sida, par exemple.

Pour terminer notre diagnostic, à terme on aimerait qu’il y ait une approche davantage holistique de la psychologie en Haïti et que l’on évite d’attendre que les traumas ou les drames surviennent pour pouvoir proposer des consultations. En effet, on pense qu’en amont, dès l’enfance, on puisse développer les compétences psycho-sociales de notre jeunesse, à travers des ateliers, en vue de favoriser une société inclusive et tolérante qui positive l’altérité.

Si l’on veut faire évoluer Haïti, il n’advient qu’à nous d’éduquer notre jeunesse pour que l’on ne perpétue pas les mêmes stigmates qui freinent les vies des minorités sexuelles et de genre. Et cela est possible ».

Les adeptes vaudouisants se réunissent devant un autel où sont rassemblées des offrandes faites aux loas (@Carelle&Garal)

76crimes : « Tenez-vous compte du changement culturel en cours en Haïti avec l’émergence de l’islam et la création de plus d’une cinquantaine de madrassas qui émaillent le pays ? »

Garal : « Pour l’instant ils constituent une toute petite minorité et l’on en voit depuis une dizaine d’années environ. Actuellement, ils entretiennent des relations cordiales avec les vaudouisants. Les musulmans haïtiens ont en revanche davantage de conflictualité avec certains chrétiens ».

Carelle : « Effectivement il y a beaucoup d’écoles pour apprendre l’islam en Haïti et je perçois cela comme un défi pour le futur de notre nation, car l’on sait que le christianisme et l’islam sont des religions extrêmement exclusives qui revendiquent une forme de primauté et qui n’acceptent pas la coexistence avec d’autres formes de cultes que le leur ».

Garal: « Par le passé il y a déjà eu des croisades contre les vaudouisants sur l’île, avec des massacres d’innocents commis parce qu’ils avaient seulement le tort d’avoir d’autres croyances que celles des religions dites révélées, monothéistes. De notre côté, vous constaterez qu’aucun des nôtres n’a jamais assassiné quiconque sur la base de la foi qu’il professe ».

Gédé* : Gédé, la journée haïtienne des morts est une tradition annuelle où les pratiquants du vaudou défilent en costumes représentant les esprits des morts (source : visithaiti.com).

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