Artiste photographe métisse et féministe en Martinique, lesbienne assumée, Adeline Rapon a fait le choix de revenir sur les sentiers de ses origines paternelles afin de pouvoir documenter, archiver et montrer en photo les communautés afro-queers locales. Notamment celles qui se battent pour faire vivre une esthétique alternative, affranchie des codes de l’hétéronormativité, pour combattre l’invisibilité au quotidien.

Trajectoire artistique et personnelle d’Adeline Rapon
« Mon point de départ est celui d’une jeune photographe autodidacte depuis l’âge de mes 19 ans. D’ailleurs mon blog a gagné en notoriété et j’en fus surprise n’étant pas moi-même issue d’une lignée d’artistes. Par la suite j’ai été joaillière pendant 10 ans, avant de revenir à mes premières amours durant la pandémie de COVID-19.
Et c’est vraiment la question de la transmission qui a été mon fil conducteur tout au long de ma réflexion artistique, à l’aune de mon histoire familiale.
D’un côté ma mère est corrézienne et toute ma vie j’ai connu mes grands-parents limousins qui cultivaient la terre et qui étaient descendants d’agriculteurs de générations en générations dans le même terroir, tandis que du côté de mon père j’avais une image plus fragmentée de mon héritage martiniquais.
Ainsi mon père ne me parlait créole que pour me gourmander durant mon enfance, tandis que ce n’est que plus tardivement à l’aide du site de généalogie Anchoukaj que j’ai pu tisser le fil qui me rattache à l’histoire coloniale de l’esclavage et de son abolition, à l’aide du registre de nomination des nouveaux libres qui ont été affranchis en 1848. D’où mon nom de famille actuel.
Ensuite en 2020, durant le confinement, j’ai fait un travail de photographe en auto-résidence, en me prenant en auto-portrait en miroir, grâce à l’inspiration esthétique d’images anciennes de femmes créoles qui m’ont servies de nouveaux points d’attache pour pouvoir penser ma propre caribéanité.
Pour moi cette période féconde a été extrêmement émancipatrice et dans la foulée, j’ai fait mon propre coming out et exploré ma queerness, autant que j’ai revisité mon appartenance antillaise.
De la sorte est née en juin 2023, l’exposition photographique L-I-E-N, la première du genre en Martinique mettant en exergue les corps, les relations et les amours parmi les personnes queers de Martinique.
L’accueil enthousiaste réservé à ce travail m’a par la suite convaincu de venir m’établir ici en janvier 2024. Depuis, j’ai engagé un processus de déprofessionnalisation et je ne cotoie que très peu de personnes hétérosexuelles dans mon entourage. Aussi, je travaille essentiellement autour des communautés LGBT+, en valorisant des récits qui croisent le mien ».
Le regard d’Adeline Rapon sur le saccage de Lanmou nou
76crimes : « Peut-on revenir sur les incidents qui ont émaillé l’exposition Lanmou Nou ? »
Pour rappel, Lanmou Nou est une exposition photographique dirigée par Adeline Rapon, en partenariat avec Kap Caraïbe et ayant pris place sur les grilles de l’espace Camille Darsières à Fort-de-France. Cet évènement a pu mettre en lumière le vécu de personnes homosexuelles afro-caribéennes qui s’aiment dans l’espace public foyalais, à l’aide de clichés de photographes locaux. Or, le 03 octobre 2024, lesdites images ont été arrachées et vandalisées, tandis que l’auteur de ce forfait a signé son acte au travers d’une revendication simili-indépendantiste.
Adeline Rapon : « Le projet Lanmon Nou a vu le jour, car on s’était dit que c’était possible. En effet, dans le centre de Fort-de-France, il y a beaucoup de brassages et de passages en journée, tandis que le soir la ville laisse place à une population plus interlope.
Avec Kap Caraïbe, l’on n’a pas minoré le risque de saccage, mais l’on avait espoir que cela ne survienne pas pour aller ternir davantage un contexte social qui était tendu, autour des manifestations du Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens (RPPRAC).
Ce n’est que lorsque l’exposition a été détruite, forçant la classe politique locale à réagir et à condamner que les médias sur place ont daigné s’intéresser au vernissage, sans que les noms des photographes impliqués ne soient mentionné, si ce n’est le mien en ma qualité de directrice artistique et d’organisatrice, ce qui m’a profondément irrité et déplu.
C’est comme-ci tout le travail réalisé en amont pour obtenir un lieu public, avec des personnes martiniquaises qui acceptent de poser à visage découvert sur la thématique de la visibilisation de leur homosexualité était effacé d’un trait de plume. Comme s’il ne s’agissait que d’un fait anecdotique ».
Le Comité du Tourisme de la Martinique comme levier d’empowerment ?
76crimes : « J’ai cherché à joindre plus tôt dans l’année le Comité du Tourisme de Martinique qui ne m’a pas répondu, car je voulais m’enquérir pour savoir s’ils accompagnaient et valorisaient les évènements culturels queers et singulièrement lesbiens en Martinique, autour desquels vous gravitez ? »
Adeline Rapon : « Pour le tourisme je ne pense pas que ce soit un levier pour faire connaître notre créativité. Le tourisme en Martinique vise à donner une vision superficielle et folklorique de notre patrimoine culturel. On peut même se demander si le Comité du Tourisme de Martinique a une stratégie.
Et quand ce ne sont pas les médias qui versent dans la commisération et le misérabilisme au sujet des lesbiennes, ce sont nos espaces qui sont récupérés et gentrifiés, comme à la Rue Garnier Pagès.
Cependant, l’on ne part pas de zéro. Il y a bien eu des fêtes au Carbet avec une paillotte sur la plage, tandis que des organisateurs de soirées proposent des espaces de divertissement à la communauté LGBT+ : Queer Nation, soirées JM. Néanmoins, on n’est jamais à l’abri d’un backlash comme lors de l’annulation de la Marche des Fiertés par la municipalité de Fort-de-France en 2024.
Dans ce contexte, ma compagne et moi avons lancé « Kozé » qui offre un espace de non-mixité entre femmes lesbiennes vivant en Martinique où nous pouvons nous détendre sur un voilier et nous décharger de la charge mentale hétéronormative patriarcale ambiante.
Et encore, j’ai de la chance que mon statut d’artiste reconnue me protège de violences de genre auxquels sont exposées d’autres femmes en Martinique, tandis qu’avec ma compagne avons des capitaux économiques qui nous permettent d’avoir des espaces de création en relative autonomie.
Toutefois sur une île avec un déficit de représentativité quant aux couples LGBT+, où les mariages entre personnes de même sexe sont une rareté, le chemin est encore long avant de voir émerger d’autres modèles que « l’enfant, le mariage et la Kangoo » ».



