L’an dernier, Kap Caraïbe a fêté les 10 ans de son existence en Martinique. C’est une des seules organisations communautaires LGBTI de l’île française et francophone des Caraïbes.
Aujourd’hui, 76crimes part à la rencontre des deux représentants de l’association, à savoir Sabine et Brice, afin de voir quelles sont les perspectives entrevues pour 2023.
76crimes : Quelle a été la génèse de Kap Caraïbe ? Et quel est le contexte politique et social autour des droits des personnes LGBTI en Martinique ?
« Les dernières lois adoptées en faveur des droits des personnes LGBTI ont constitué une douche froide pour ceux qui espéraient revenir sur le mariage pour tous »
Sabine et Brice : « Les débuts ont été assez houleux, mais à l’époque nous n’étions pas au bureau de l’association. Kap Caraïbe a été fondé en 2012 dans un contexte d’explosion fulgurante de l’homophobie sur l’île, autour des débats portant sur l’adoption du mariage pour tous.
Nombre d’élus martiniquais ont alors pris part contre. On pense notamment à Bruno Nestor Azerot qui était alors député du nord de la Martinique, ainsi qu’à Raymond Occolier, l’ancien maire du Vauclin. La plupart de leurs arguments relevaient d’une forme d’objection de conscience au nom des valeurs religieuses chrétiennes du peuple martiniquais.
Si la Martinique est une région d’outre-mer d’un pays laïc, c’est justement parce que l’on attend aussi des élu.es qui portent l’écharpe tricolore un peu de hauteur de vue sur les questions sociétales et sociales. En ce sens, on a été très déçus sans être surpris, car l’on connaît le contexte local et l’influence de l’église sur les positions partisanes des uns et des autres. Ici nous sommes très loin de l’Hexagone.
Aujourd’hui encore, 10 ans après, l’on ressent le poids de cet héritage, à travers les difficultés à nouer des rapports constructifs avec la Collectivité Territoriale de Martinique ainsi que des mairies. Sans être traités comme des repoussoirs, on peut dire qu’on inspire encore de la méfiance auprès de nombre d’élu.es qui se refusent à prendre clairement position, en faveur de l’égalité des droits. Peut-être ont-ils peur de perdre des électeurs. Il faut dire que les outrances et saillies passées de Bruno Nestor Azerot ne lui ont jamais fait perdre le moindre scrutin.
Cependant, tout le tableau n’est pas sombre, loin de là et nous avons des relations fonctionnelles avec les villes de Fort de France, de Ducos ainsi que celle du Carbet où se déroule chaque année la marche des fiertés en Martinique depuis maintenant quelques années. En outre, la sénatrice Catherine Conconne soutient nos actions contre l’homophobie.
Il faut dire que les 2 dernières lois en faveur de l’ouverture de la pma pour les couples lesbiens en 2021, ainsi que celle qui interdit les thérapies de conversion en janvier 2022, ont entériné le mariage pour tous et les droits LGBTI en tant qu’acquis, constituant là une véritable douche froide pour celles et ceux qui espéraient encore pouvoir revenir en arrière en Martinique ».

76crimes : Qu’en est-il des actions de Kap Caraïbe aujourd’hui, dans le paysage social martiniquais ?
« On ne lutte plus pour des droits, on se bat pour de l’application de droits »
Sabine et Brice : « On ne se bat plus pour militer pour des droits, mais on se bat pour de l’application de droits, car beaucoup de changements sont intervenus au cours des dix dernières années. Pour une association comme la nôtre, cela implique un véritable changement de paradigme, après dix ans de militantisme à faire de la pédagogie. Notre objectif est de poursuivre le dialogue autour de la déconstruction des préjugés, toutefois on est également désormais une association de défense des droits et nous avons changé récemment nos statuts en allant dans ce sens.
En effet, dans le cadre de la procédure judiciaire qui nous oppose à la chaîne d’information régionale Kanal Martinique Télévision (KMT), il y a déjà eu des mises en examen suite à notre dépôt de plainte. Néanmoins l’instruction judiciaire suit toujours son cours dans l’attente de possibles sanctions pénales à venir.
Actuellement notre plus grand axe de travail concerne les médias. Il faut à la fois accompagner les journalistes locaux pour leur apprendre à aborder la diversité sexuelle et de genre, tout en saisissant la justice quand certaines bornes sont franchies. Les réseaux sociaux nous préoccupent aussi énormément, notamment autour de la personnalité d’Eric Damaseau dont les propos LGBTphobes ont fait couler beaucoup d’encre, mais il n’est pas le seul, hélas.
Nous avons également dans le viseur d’autres groupes réactionnaires et populistes de droite radicale, qui empruntent des codes et des modes d’action issus traditionnellement du syndicalisme de gauche, en conspuant toute la classe politique locale, au nom de l’avènement d’un hypothétique nouvel ordre moral. Cette culture politique populiste aux Antilles est très ancrée en Guadeloupe, mais pas uniquement. Elle est même internationale ».
76crimes : Qu’est-ce que ça fait que d’être un.e militant.e en faveur des droits des personnes LGBTI en Martinique ?
« Nos actions sont une forme de réparation »
Sabine : « C’est quelque chose de gratifiant. J’arrive à un moment où les choses se débloquent, au niveau institutionnel. De plus, nous avons des partenariats qui marchent avec des bars, afin d’offrir plus d’espace de convivialité, en faveur de la communauté. On récolte vraiment les fruits du travail des premier.es militant.es. Après, il y a bien sûr de nombreuses obligations, à mesure que notre visibilité progresse, puisque nous sommes 80 adhérent.es. D’ailleurs, nous avons à présent un salarié et les institutions ont également davantage d’attente en termes de résultats quant à nos actions. Pour nous, il faut que les changements dans la société s’ancrent et il faut surtout que cela soit durable et tout ceci représente beaucoup de temps et d’énergie dans notre quotidien, puisque parallèlement, j’exerce mon métier dans la fonction publique ».
Brice : « Moi je suis né en Martinique et j’y ai passé toute mon enfance, donc pour moi la question de la visibilité de mon militantisme s’est vraiment posée avec énormément d’acuité. Enfant, ici, j’ai été harcelé en raison de ma timidité et de mon manque de virilité présumé, donc rien ne me prédisposait forcément à devenir un activiste de premier plan. J’ai pu finalement trouver ma place au sein de Kap Caraïbe, car je suis psychologue. Notre ligne d’écoute aide nos jeunes et moins jeunes gays lesbiens et trans à rompre avec leur isolement. Néanmoins, ma trajectoire professionnelle n’a pas toujours été très simple pour moi, même si je suis natif de cette île ».
Sabine et Brice : « 2023 sera une grosse année pour Kap Caraïbe qui a passé le cap des 10 ans d’existence l’an passé. L’on projette de poursuivre notre professionnalisation et de recruter un.e autre salarié.e. L’on souhaite renforcer et améliorer l’accueil de notre public tout en cherchant à décentraliser nos activités afin d’étoffer nos partenariats. A moyen terme, nous aimerions développer de la médiation familiale. A plus long terme, nous nous donnons 5 à 10 ans pour pouvoir parvenir à une Martinique plus inclusive, en enrayant les LGBTphobies de notre île.
En attendant, dans l’immédiat court terme, notre public en Martinique pourra nous retrouver pour l’exposition autour des 10 ans de notre association. L’année sera également jalonnée d’atelier de théâtre et d’atelier de self-défense. Aussi, le second opus du court-métrage Zanmi va reprendre, ainsi qu’un projet d’élaboration de stickers de lutte contre l’homophobie avec des lycéens de Ducos. Nos actions sont et doivent être des formes de réparation ».

Les personnes souhaitant soutenir Kap Caraïbe peuvent le faire ici. Les personnes souhaitant prendre attache avec l’organisation peuvent le faire en suivant ce lien.
* Kap pour Konsey, Aide, Prevansyion
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